Retour de l’URSS d’André Gide : l’analyse clairvoyante d’un intellectuel

« – Regardez cette muraille ! Dirait-on qu’elle a été construite en dix jours ? L’enthousiasme de cet enfant paraît si sincère que je me garde de lui faire remarquer que ce mur de soutènement, trop hâtivement dressé, déjà se fissure. Il ne consent à voir, ne peut voir que ce qui flatte son orgueil et ajoute dans un transport. »

La fin des illusions ou la sortie de la Caverne. C’est bien ainsi qu’aurait pu s’intituler l’ouvrage d’André Gide, Retour de l’URSS. En effet, fini les ombres projetées dans la grotte, place désormais au soleil cru de la réalité. Cruel désenchantement

André Gide, à l’instar de nombreux intellectuels français, avait cru dans les espoirs nés de la Révolution russe. Un monde nouveau pourrait advenir, un monde meilleur. Comme d’autres, il fut invité à venir sur place pour témoigner ensuite au reste du monde de la grandeur du modèle soviétique. Mais, à l’inverse de beaucoup, il ne se laissa pas berner.  D’où ce livre, entre l’essai et le récit de voyage, véritable retour d’expérience sur l’aventure soviétique. Le désir de propagande du régime se retourne contre lui. C’est peu dire que cet essai fit du bruit et lui causa bon nombre d’inimitiés parmi toutes celles et tous ceux qui refusaient encore d’admettre la réalité. Il fallut le rideau de fer et les chars soviétiques à Prague et Budapest pour que les derniers adorateurs enterrent définitivement la dernière idole de l’humanité : le communisme. 

Ce témoignage clairvoyant d’un intellectuel jusque-là aveuglé par l’idéologie et par le communisme constitue à n’en pas douter un ouvrage essentiel. Il s’agit d’une descente en règle du régime communiste, tout en analysant avec précision les rouages de son (dys)fonctionnement. Il demeure encore d’une actualité brûlante, à l’heure où des régimes autoritaires jouent des mêmes codes, invitant des « personnalités ». Un exemple récent fut le séjour de Thierry Mariani en Syrie vantant « la sécurité du pays », qu’importe au fond que son dirigeant ait assis récemment sa dictature sur le sang de milliers d’innocents.

Pas un des maux du régime, aujourd’hui fortement documenté, n’échappe à l’analyse d’André Gide. Ici, la propagande. « L’important ici, c’est de persuader aux gens qu’on est aussi heureux, en attendant mieux, on peut l’être ; de persuader aux gens qu’on est moins heureux qu’eux partout ailleurs. L’on n’y peut arriver qu’en empêchant soigneusement toute communication avec le dehors (j’entends par-delà les frontières). Grace à quoi, à conditions de vie égales, ou même sensiblement inférieures, l’ouvrier russe s’estime heureux, est plus heureux, beaucoup plus heureux que l’ouvrier de France. Leur bonheur est fait d’espérance, de confiance et d’ignorance. ». Là, la doctrine officielle ou doxa. « Et quand on a bu à la santé de tous et de chacun des convives, Jef Last se lève, et, en russe, propose de vider un verre au Triomphe du Front rouge espagnol. On applaudit chaleureusement, encore qu’avec une certaine gêne, nous semble-t-il; et aussitôt, comme en réponse: toast à Staline. A mon tour, je lève mon verre pour les prisonniers politiques d’Allemagne, de Yougoslavie, de Hongrie… On applaudit, avec un enthousiasme franc cette fois; on trinque, on boit. Puis, de nouveau, sitôt après: toast à Staline. C’est aussi que sur les victimes du fascisme, en Allemagne et ailleurs, l’on savait quelle attitude avoir. Pour ce qui est des troubles et de la lutte en Espagne, l’opinion générale et particulière attendait les directions de la Pravda qui ne s’était pas encore prononcée. On n’osait pas se risquer avant de savoir ce qu’il fallait penser ». Enfin, le culte de la personnalité, autre travers bien connu. « Sur la route de Tiflis à Batoum, nous traversons Gori, la petite ville où naquit Staline. J’ai pensé qu’il serait sans doute courtois de lui envoyer un message, en réponse à l’accueil de l’U.R.S.S. où, partout, nous avons été acclamés, festoyés, choyés. Je ne trouverai jamais meilleure occasion. Je fais arrêter l’auto devant la poste et tends le texte d’une dépêche. Elle dit à peu près: «En passant à Gori au cours de notre merveilleux voyage, j’éprouve le besoin cordial de vous adresser…» Mais ici, le traducteur s’arrête: Je ne puis point parler ainsi. Le «vous» ne suffit point, lorsque ce «vous», c’est Staline. Cela n’est point décent. Il y faut ajouter quelque chose. Et comme je manifeste certaine stupeur, on se consulte. On me propose: «Vous, chef des travailleurs», ou «maître des peuples» ou… je ne sais plus quoi. Je trouve cela absurde; proteste que Staline est au-dessus de ces flagorneries. Je me débats en vain. Rien à faire. On n’acceptera ma dépêche que si je consens au rajout. Et, comme il s’agit d’une traduction que je ne suis pas à même de contrôler, je me soumets de guerre lasse, mais en déclinant toute responsabilité et songeant avec tristesse que tout cela contribue à mettre entre Staline et le peuple une effroyable, une infranchissable distance »

L’importance du nationalisme dans le communisme apparaît à plusieurs reprises, comme moyen de souder la nation à une cause. Hier, le Tsar ; aujourd’hui, le communisme. « Chaque étudiant est tenu d’apprendre une langue étrangère. Le français est complètement délaissé. C’est l’anglais, c’est l’allemand surtout, qu’ils sont censés connaître. Je m’étonne de les entendre le parler si mal ; […] – Il y a quelques années encore l’Allemagne et les Etats-Unis pouvaient sur quelques points nous instruire. Mais, à présent, nous n’avons plus rien à apprendre des étrangers. A quoi bon parler leur langue ? Je comprends et nous comprenons aujourd’hui que c’est un raisonnement absurde. La langue étrangère, quand elle ne sert pas à instruire, peut bien servir encore à enseigner » / « Je me risque à oser dire que je crains qu’on ne soit moins bien renseigné en URSS sur ce qui se fait en France, qu’en France sur ce qui se fait en URSS ; un murmure nettement désapprobateur s’élève : « La Pravda renseigne sur tout suffisamment ». Et brusquement, quelqu’un, lyrique, se détache du groupe, s’écrie : « Pour raconter tout ce qui se fait en URSS de neuf et de beau et de grand, on ne trouverait pas assez de papier dans le Monde. »

Et ce constat amer, en guise de conclusion :  « Il importe de voir les choses telles qu’elles sont et non telles que l’on eût souhaité qu’elles fussent: L’URSS n’est pas ce que nous espérions qu’elle serait, ce qu’elle avait promis d’être, ce qu’elle s’efforce encore de paraître; elle a trahi tous nos espoirs. Si nous n’acceptons pas que ceux-ci retombent, il faut les porter ailleurs. Mais nous ne détournons pas de toi nos regards, glorieuse et douloureuse Russie. Si d’abord tu nous servais d’exemple, à présent, hélas! tu nous montres dans quels sables une révolution peut s’enliser. »

Autant de raisons de lire Retour de l’URSS d’André Gide


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