A l’heure où la pandémie de coronavirus fait la Une de la presse et passe en boucle sur les chaînes d’info, a-t-on vraiment envie de passer le reste de notre temps libre à lire des histoires d’épidémie ?
Si la lassitude peut être grande de commencer un livre sur une énième épidémie, ces oeuvres sont parfois porteuses de messages forts ainsi que de réflexions intéressantes sur l’appréhension d’une catastrophe par nos sociétés.
Dès qu’on évoque l’épidémie dans la littérature, on pense forcément à La Peste d’Albert Camus. Toutefois, c’est par un autre ouvrage que je voudrais ouvrir ce diptyque (Camus attendra) : L’Aveuglement de José Saramago. Un mot peut-être sur cet auteur portugais, garagiste de formation, et autodidacte culturel. Il a appris à lire par lui-même grâce à la bibliothèque municipale, prenant au hasard des ouvrages disponibles, et est devenu sur le tard écrivain puis Prix Nobel de Littérature.
L’histoire de L’Aveuglement ? Une étrange épidémie touche peu à peu la population, rendant les personnes aveugles. On ne connait ici ni la cause ni l’origine de cette maladie. On sait juste qu’elle gagne rapidement du terrain. Sans aucune vision de leur environnement, les gens sont rapidement livrés à eux-même, ce qui permet une réflexion intéressante sur la couche bien fragile du vernis de civilisation de nos sociétés : confinement et enfermement des populations contaminées, retour de l’état de nature « Malgré tout, et tout en sachant qu’une éducation parfaite est extrêmement rare et que même les pudeurs les plus exquises ont leurs lacunes, il faut bien reconnaître que les premiers aveugles mis en quarantaine ici se montrèrent capables, plus ou moins consciemment, de porter avec dignité la croix de la nature éminemment scatologique de l’être humain. ». Au fond, nous sommes des animaux, guidés par l’instinct de survie. « Evidemment, nombreux sont les aveugles à être piétinés, bousculés, bourrés de coups de poing, c’est l’effet de la panique, un effet naturel, pourrait-on dire, la nature animale est ainsi, la nature végétale ne se comporterait pas autrement si elle n’avait pas toutes ces racines pour la retenir au sol, quel beau spectacle ce serait de voir les arbres de la forêt fuir l’incendie. »
Avec l’aveuglement généralisé, la société sombre peu à peu dans la folie. Comme le souligne l’auteur, « la cécité est la providence des laids » (des laids au sens large ici).
Cette société en quête de repères semble perdre tout son sens « Ne pleure pas, que peut-on bien dire d’autre, quel sens ont donc des larmes quand le monde a perdu tout son sens. Dans la chambre de la jeune fille, sur la commode, il y avait un vase en verre avec des fleurs qui avaient séché, l’eau s’était évaporée, les mains aveugles se dirigèrent là, les doigts effleurèrent les pétales morts, comme la vie est fragile quand on l’abandonne. » / « Quant aux musées, c’est un vrai crève-coeur, c’est à vous fendre l’âme, tous ces gens, j’ai bien dit gens, toutes ces peintures, toutes ces sculptures, qui n’ont plus personne à regarder »
Face à la crise, la situation semble tout autant désemparée chez nos gouvernants. Devant l’épidémie qui grandit, l’homme s’avère incapable de lutter, chaque réponse arrivant toujours trop tard. « La cécité s’étendait, non pas comme une marée subite qui eût tout inondé et tout emporté devant elle, mais comme l’infiltration insidieuse de mille et un ruissselets turbulents qui, après s’être attachés à imbiber lentement la terre, la noient soudain complètement. » La stratégie initiale du Gouvernement cherchant à stopper l’épidémie rappelle la peur panique de l’Homme face à quelque chose qu’il ne connaît pas encore et ne peut ranger dans des cases rassurantes. « Pour revenir à notre affaire, le gouvernement rejeta donc l’hypothèse émise au début, selon laquelle le pays se trouverait en proie à une épidémie sans précédents connus, provoquée par un agent pathogène encore non-identifié, d’un effet instantané, sans le moindre signe préalable d’incubation ou de latence. Il devait donc s’agir, d’après la nouvelle opinion scientifique et l’interprétation administrative subséquemment mise à jour, d’une concomitance fortuite et malheureuse entre des circonstances encore non vérifiées pour l’instant, mais dont l’évolution pathogène permettait d’ores et déjà d’observer les indices précurseurs d’un épuisement, était-il dit dans le communiqué du gouvernement qui entrevoyait l’imminence d’une très nette courbe de résorption d’après les données en son pouvoir. Un commentateur de télévision trouva la métaphore appropriée et compara l’épidémie, ou quel que soit le nom du phénomène, à une flèche lancée très haut dans les airs qui, ayant atteint l’apogée de son ascension, s’arrête un moment comme en suspens et commence aussitôt après l’inéluctable descente que la gravité s’efforcera d’accélérer avec le consentement de Dieu jusqu’à la disparition du terrible cauchemar qui nous tourmente. » / « Il y a ici un colonel qui pense que la solution serait de tuer les aveugles au fur et à mesure qu’ils perdraient la vue, Le fait qu’ils soient morts au lieu d’être aveugles ne changerait pas grand-chose au tableau, Etre aveugle ce n’est pas être mort, Oui, mais être mort, c’est être aveugle, Bon, alors vous nous en envoyez deux cents environ, Oui, Et qu’allons-nous faire des chauffeurs d’autocar, On les interne eux aussi. Ce même jour, en fin d’après-midi, le ministère de l’Armée téléphona au ministère de la Santé, Vous connaissez la nouvelle, ce colonel dont je vous ai parlé est devenu aveugle, Que pense-t-il maintenant de son idée, Il y a déjà pensé, il s’est brûlé la cervelle, Il n’y a pas à dire, son attitude est cohérente, L’armée est toujours prête à donner l’exemple ».
Le moment arrive où l’espoir ne suffit plus et il faut arriver à trouver les mots rassurants qui évitent la panique. « Une demi-douzaine de mots de ce genre était constamment utilisée par les grands moyens d’information qui finissaient toujours par former le vœu pieux que les infortunés aveugles retrouvent promptement leur vue perdue, et en attendant ils leur promettaient la solidarité de l’ensemble du corps social organisé, tant officiel que privé. Dans un passé lointain, des raisons et des métaphores analogues avaient été traduites par l’optimisme hardi des gens du commun en dictons comme celui-ci, « Les jours se suivent et ne ressemblent pas », ou dans une version plus littéraire, « De même qu’aucun bonheur ne dure éternellement, de même malheur finit par cesser », maximes suprêmes de qui a eu le temps de tirer la leçon des revers de la vie et de la fortune, et qui, transplantées dans le pays des aveugles, devront se lire comme suit, « Hier nous avons vu, aujourd’hui nous ne voyons pas, demain nous verrons », avec une légère intonation interrogative dans le dernier tiers de la phrase, comme si, à toutes fins utiles et au dernier moment, la prudence avait décidé d’ajouter la réticence d’un doute à la conclusion empreinte d’espoir. »
Avec la perte d’un des cinq sens, l’auteur interroge notamment le langage et le récit. Ainsi de cette réflexion d’ouverture, « La raison de ce changement imprévu d’attitude est à chercher dans l’emploi du verbe maîtriser, passablement recherché par la narrateur qui faillit presque le disqualifier de sa fonction de narrateur complémentaire, important, certes, car sans lui nous n’aurions aucun moyen de savoir ce qui s’est passé dans le monde extérieur, de ces événements extraordinaires, alors que chacun sait que la description d’un fait, quel qu’il soit, a tout à gagner de l’utilisation de termes rigoureux et appropriés ». Ainsi aussi du poids de la parole dans un monde où le son devient le premier sens : « Les mots sont ainsi, ils déguisent beaucoup, ils s’additionnent les uns aux autres, on dirait qu’ils ne savent pas où ils vont, et soudain à cause de deux ou trois, ou quatre qui brusquement jaillissent, simples en soi, un pronom personnel, un adverbe, un verbe, un adjectif, l’émotion monte irrésistiblement à la surface de la peau et des yeux, faisant craquer la digue des sentiments, parfois ce sont les nerfs qui n’en peuvent plus, ils ont trop supporté, tout supporté, c’était comme s’ils portaient une armure, on dit. La femme du médecin a des nerfs d’acier, et finalement voilà la femme du médecin en larmes à cause d’un pronom personnel, d’un adverbe, d’un verbe, d’un adjectif, simples catégories grammaticales, simples désignatifs. » / « Tant qu’ils ne poseraient pas la question, ils n’entendraient pas le non redouté, et tant que le non ne serait pas prononcé, ils continueraient à nourrir l’espoir d’entendre des paroles du genre, Elle arrive, elle arrive, soyez patients, supportez encore un peu la faim. »
On agit au mieux dans ce roman, comme on peut. Les erreurs sont commises, elles n’épargneront pas nos héros. Mais, c’est souvent en agissant qu’ils arriveront à s’en sortir. « C’est ma faute, pleurait-elle, et c’est la vérité, impossible de le nier, mais il était vrai aussi, si cela pouvait lui servir de consolation, que si avant chaque acte nous nous mettions à y réfléchir sérieusement, à en prévoir toutes les conséquences, d’abord les conséquences immédiates, puis les conséquences probables, puis les conséquences éventuelles, puis les conséquences imaginables, nous n’arriverions jamais à bouger de l’endroit où la première pensée nous aurait cloués sur place. »
La place des femmes est particulièrement forte dans cette dystopie (voir La femme dans la dystopie), puisque le petit groupe que nous suivons bénéficie de la vue maintenue de la femme du héros. On appréciera comme il se doit cette saillie : « Bref, ce qu’elle ne voulait pas c’était que son mari se réveille et s’aperçoive de son absence suffisamment à temps pour lui demander, Où vas-tu, qui est probablement la question que les hommes posent le plus fréquemment à leur femme, l’autre question étant, Où étais-tu. » / « Et elle ? Elle quoi ? Elle est toujours belle ? Moins qu’avant. C’est ce qui nous arrive à tous, nous sommes tous moins qu’avant. Toi tu n’as jamais été autant. »
La leçon principale du roman est que seule l’entraide et la solidarité entre les affligés permettront de sortir et de s’en sortir. Avec ce dicton malléable au gré des circonstances : « Tu connais le dicton ? Quel dicton ? Travail de vieux est peu, mais qui le méprise est fou. Ce dicton n’est pas comme ça. Je le sais, là où j’ai dit vieux, il faut dire enfant, là où j’ai dit méprise c’est dédaigne, mais il faut adapter les dictons au temps si on veut qu’ils continuent à dire la même chose. »
Voir le deuxième volet de cette série : L’épidémie dans la littérature : La Peste d’Albert Camus