Parmi les débats qui passionnent la sphère européenne – pour en faire parti, il suffit de parler six langues, avoir deux Master, une année d’échange et d’être déconnecté de son pays natal -, constitue le saint des saints, le nec plus ultra : élargissement versus approfondissement
Or, une fois qu’on a employé le mot « versus », on pense forcément que ces deux notions sont opposées et qu’on ne peut faire l’un avec l’autre. Ainsi, la construction européenne irait d’approfondissement en élargissement en fonction des moments et des opportunités.
Cette incompatibilité supposée entre ces deux notions est renforcée par les soubresauts récents de l’Union européenne. En effet, la tentative de cumuler un élargissement inédit en 2004 avec 10 nouveaux membres et un approfondissement d’ampleur en 2005 avec le Traité constitutionnel a laissé un sentiment mitigé pour le premier, un échec patent pour le second (voir L’élargissement à l’Est : une erreur historique ?). A cet égard, dans les causes du rejet de ce Traité par une partie de la population ou plus précédemment dans les origines du Brexit, figure notamment cet élargissement mal-vécu par une partie de la population. Force est de constater depuis que le fait d’appartenir à un même ensemble européen est loin d’avoir résorbé toutes les fractures entre les Etats membres de 1995 et les nouveaux venus. Les torts sont certes partagés. Mais, à plusieurs reprises, des difficultés ont eu lieu. De la question des réfugiés au respect de certaines valeurs, on a frôlé le nouveau schisme entre Ouest et Est. En parallèle de ces difficultés d’intégration, l’Union européenne semble globalement à l’arrêt. Toute initiative pour réformer son fonctionnement se heurte au conservatisme le plus étriqué. La réduction du nombre de commissaires est par exemple régulièrement renvoyée à plus tard. Toute proposition pour formuler de nouvelles avancées fait l’objet au mieux de discours polis d’intérêt, au pire de tirs croisés. Chacun cherchant à avancer ses pions et son calendrier, et torpillant les projets de ses voisins. Or, comme le veut ce bon mot européen, « la construction européenne est comme une bicyclette lorsqu’elle n’avance pas, elle tombe »
Pourtant, initialement, et aussi surprenant que cela puisse paraître aujourd’hui, approfondissement et élargissement sont allés de concert au niveau européen. Ainsi, la Communauté européenne a absorbé sans coup férir et de nouveaux membres et de nouvelles compétences. Néanmoins, malgré quelques évolutions au niveau du fonctionnement (réduction de l’unanimité), le nombre d’Etats a rendu de plus en plus difficile de faire avancée la construction européenne. A cet égard, les tentatives ont eu beau se multiplier pour faciliter les avant-gardes ou les processus coopératifs à quelques-uns, ils n’ont pas permis de radicalement changer la donne. Les politiques européennes étant souvent imbriquées, il est souvent difficile d’avancer sur un point si le reste n’est pas aligné. A quoi bon travailler sur une harmonisation de l’impôt de sociétés à 12 si la liberté de circulation des capitaux est offerte aux 27 ?
Au point que pour la première fois, un Etat membre (en l’occurrence, la France) a mis son veto à l’adhésion de nouveaux Etats (voir Emmanuel Macron : un coup d’arrêt à l’élargissement ?). Un veto non pas tant opposé à la candidature de ces Etats dont le destin semble s’écrire avec l’Union européenne mais un veto pour protester de cette incapacité à agir. Seule l’hypothèse de l’adhésion de la Turquie avait fait juste là réagir certains Etats, et encore c’était généralement pour des mauvaises raisons.
L’Union européenne se situe au milieu du gué. Elle ne peut se contenter de se maintenir dans un statu quo. Surtout, tout élargissement doit être précédé impérativement d’une refonte complète du processus décisionnel européen, soit en créant une Union européenne à deux niveaux, soit surtout en acceptant la prise de décision à la majorité. Pour être acceptable, il faut encore que cette refonte institutionnelle s’accompagne d’un véritable bond en avant des politiques notamment économiques et financières afin d’être en mesure d’éviter une concurrence du moins-disant fiscal et d’offrir un service social conséquent.
Voir aussi Les risques d’une Europe à la carte