Belle du Seigneur : délices d’une organisation et caprices d’un fonctionnaire

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Cette fois, il ne sera pas question de Romain Gary. Belle découverte aujourd’hui que j’aimerai partager ici sur ce blog, Belle du Seigneur d’Albert Cohen.

Je n’aborderai toutefois que très peu l’histoire d’amour qui jalonne pourtant toute la seconde moitié du roman et sert finalement de ligne directrice à l’œuvre. Elle est certes agréable à découvrir, mais contient – à mon sens – quelques longueurs et invraisemblances. Je suis beaucoup plus attaché à l’histoire de cœur qui traverse L’amour au temps du choléra – personne n’a mieux décrit l’Amour que Gabriel Garcia Marquez.

Pour autant, j’ai adoré ce livre, et notamment sa première partie. C’est sur celle-là que j’aimerai m’attarder ici, tant elle décrit avec un certain brio le quotidien d’un fonctionnaire international. En effet, en tant qu’Européen convaincu, je fais clairement la distinction entre des organisations internationales classiques (type ONU) qui adoptent de beaux rapports souvent inapplicables et inutilisables avec des organisations spécifiques (type UE) qui sont à même de changer le quotidien de leurs citoyens – au point d’ailleurs que certains prêtent à l’Union européenne plus de pouvoir qu’elle n’en a (ex : réglementer la taille des concombres).

Comment en effet ne pas se prendre d’affection pour Adrien Deume, ce petit fonctionnaire bourré d’ambitions à la mesure de son talent ? Il n’aspire qu’à monter les échelons administratifs de son organisation, avec pour unique objet : étaler son statut. Sous-fifre à foison, corvéable à merci dès lors qu’il pressent une opportunité intéressante, sans aucune vision, cette caricature du fonctionnaire touche souvent juste.

Jaloux de son voisin toujours à l’excès « Comment est-ce qu’il a fait, celui-là, pour se faire bombarder sous-secrétaire général ? Un Youpin né en Grèce et naturalisé français, c’est du propre  Evidemment, la confrérie du sécateur ! En tout cas si vraiment c’est vrai que Castro va être promu A, par pur et ignoble piste, je réagirai ! Grève perlée, parfaitement ! »

Révérant devant sa hiérarchie, au comble du ridicule « Et puis il t’a invité à s’asseoir, vous avez causé.
– En égaux, tu sais, ne me faisant pas sentir la différence de grade.
– Et puis, il y a eu la tape.
– Oui, la tape, sourit-il, épanoui, et il vida sa pipe, la bourra.
– Elle était forte, je crois, cette tape ?
– Très forte, là, tu sais. Je suis sûr que c’est encore tout rouge à l’épaule, tu veux voir ? »

Toute sa vie se réduit à ses possibles futures promotions ou à l’impossibilité de progresser statutairement « Une note pareille dans un rapport annuel, c’est la guillotine sèche, la mort sans phrases, B à perpétuité. Enfin, voilà, je suis perdu, c’est la fin de ma vie administrative »

Ainsi, Adrien Deume se gargarise devant son épouse de tous les nombreux jours où il peut partir en congés.

« Tu vas voir, je vais te faire le compte des jours où je ne travaille pas. (Déjà ravi, il se munit d’un portemine et d’un bloc-notes, passa sa langue sur ses lèvres.) D’abord, chaque mois, le jour d’absence dont tout fonctionnaire peut bénéficier sans certificat médical, article et un du statut du personnel. Tu penses bien que j’en profite. (Il nota.) CI, douze jours de repos supplémentaires par an !
(Une explication est nécessaire. Ledit article trente et un visait en fait certaine indisposition féminine, mais les pudiques rédacteurs du statut du personnel n’avaient pas osé le spécifier. En conséquence, les fonctionnaires mâles avaient aussi le droit d’être indisposés un jour par mois, sans avoir à fournir de justification médicale.)
– Ci, répéta Adrien Deume., douze jours de repos supplémentaire par an. Tu es d’accord ? (Avec son joli portemine en or il écrivit soigneusement, tout souriant d’aise et de confort, le chiffre douze). Puis, deux fois par an, je me débrouille pour partir en congé spécial de maladie moyennant certificat médical. Surmenage, quoi. A propos, elle n’était pas mal, hein, la formule du dernier certificat. Dépression rédactionnelle, c’était bien trouvé, non ? Deux congés maladies de quinze jours chacun seulement pour ne pas trop tirer sur la corde. Ci, trente jours de repos supplémentaire ! Trente et douze font bien quarante-deux, n’est-ce pas, nous sommes d’accord ? Ci, quarante-deux ! (Ayant noté ce chiffre, il le le salua d’un pom-pom bien senti.) Puis, nous avons les trente-six jours ouvrables du congé annuel officiel, le congé normal, honnête quoi, article quarante-trois du statut. Bon. Mais attention, ouvrables ! cria-t-il avec enthousiasme. Donc, en réalité, ça nous fait bien plus que trente-six jours de congés ! Il y a cinq jours et demi ouvrables par semaine ! La chose des trente-six jours ouvrables de congé annuel, ça nous fait donc en réalité quarante-cinq jours de ne rien fiche ! Nous en étions à quarante-deux jours de repos supplémentaire. Plus quarante-cinq de repos honnête, ça nous fait quatre-vingt-sept ! C’est juste, n’est-ce pas, je crois ? (Empressé) Veux-tu calculer en même temps que moi, chérie ? (Il lui passa une feuille et un crayon. Il était l’amabilité même.) Ci, quatre-vingt-sept jours de relaxation ! Ensuite, chuchota-t-il en petit coupable badin, il y a les cinquante-deux samedi matin, ouvrables en théorie mais fériés en pratique et durant lesquels le sieur Deume Adrien savoure un doux farniente ! (Emporté par son délice, oubliant la nécessité du prestige et de la gravité virile, il fit son fou rire mécanique de cancre, par raclage de l’arrière-nez.) Et c’est bien légitime, avoue-le, on ne peut rien faire de bon en une heure ou deux. C’est vraiment pas la peine de faire tout le chemin depuis Cologny jusqu’au Palais pour deux heures de travail au maximum, parce que même ceux qui viennent le samedi, ils filent à midi ! Alors ? Et puis d’ailleurs, Vévé ne vient jamais le samedi, il file en avion le vendredi soir déjà pour soigner les huiles de La Haye et d’Amsterdam, pour faire la lèche, quoi. Alors pourquoi est-ce que je me gênerais ? Donc, cinquante-deux samedi matin équivalent en fait, je dis bien en fait, à vingt-six jours de petit congé un peu spécial. Quatre-vingt-sept plus vingt-six, ça nous fait cent treize, si je ne suis pas trop mauvais en mathématiques. Tu ne veux pas faire les additions de ton côté pour me contrôler ? s’empressa-t-il. Bon, d’accord, comme tu voudras. Nous en étions donc à ce cher cent treize. (Pointant sa langue, il nota le chiffre.) Ci, cent treize ! chantonna-t-il. Et puis, attention, il y a les cinquante-deux samedis après-midi et les cinquante-deux dimanches. Mais soyons précis : j’en ai déjà compté six de chaque dans mon calcul de congé normal et quatre de chaque dans mon calcul de congé maladie. Tu me suis ?
– Oui.
– Donc, disons cinquante-deux dimanches moins dix, quarante-deux. Nous en étions à cent treize. Cent treize plus quarante-deux, nous arrivons à cent cinquante-cinq jours de repos, plus cinquante-deux samedis après-midi moins deux, quarante-deux, ce qui nous fait encore vingt-un jour de repos. Cent cinquante-cinq plus vingt et un, cent soixante-seize jours de petit moi se tournant les pouces ! Vie diplomatique, tu te rends compte ?
– Oui.
– Mais maintenant nous avons encore les jours fériés officiels ! Noël, Vendredi saint, et caetera, douze jours fériés, article quarante-neuf ! Cent soixante-seize, plus douze, cent quatre-vingt-huit jours de repos. C’est tout, je crois ?
– Oui.
– Non, chérie ! Cria-t-il, illuminé, et il frappa la table. Et les jours de gratification qu’on nous donne après l’Assemblée, qu’est-ce que tu en fais ? Deux en général et, si ça été très dur, trois. Cent quatre-vingt-huit plus deux, tu vois, je suis modéré, nous arrivons à cent quatre-vingt-dix. Qu’est-ce que tu en dis ?
– Ci, dit-elle.
– Pardon ? demanda-t-il interloqué.
– Ci.
– Si quoi ?
– Ton ci. Le ci que tu dis toujours, je l’ai dit d’avance.
– Ah bon, bon. (Elle l’avait embrouillé. Il recommença ses calculs.) C’était bien juste. Ci, cent quatre-vingt-dix jours de repos reposant ! (Il entoura de rayons solaires le chiffre exquis de cent quatre-vingt-dix. Et soudain, il eut un ricanement satanique.) Chérie, ce n’est pas tout ! (Coup de poing sur la table.) Il y a les missions ! Les missions, nom d’une pipe ! En moyenne, deux missions de quinze jours par an, comportant chacune deux jours de travail effectif, parce que, tu sais, pendant les missions, on ne se la foule pas, on est son maître, personne pour vous surveiller, on fait ce qu’on veut, et le travail des missions ça consiste surtout à inviter à des gueletons fins ! En conséquence, quatre jours de travail effectif pour les deux missions, ça nous laisse, contredis-moi si j’ai tort, ça nous laisse un bénéfice de vingt-six jours de repos et amusements divers, vingt-six jours que nous allons joindre gaillardement aux cent quatre-vingt-dix jours ci-dessus ! Ci, deux cent seize jours de repos par an ! « 

Ce fonctionnaire au fond si touchant, lui qui préfère la technologie de son agrafeuse au devoir de ses missions. Difficile d’ailleurs de brosser meilleur portrait de l’inutilité de la SDN d’alors (trait qu’emprunte trop souvent sa successeure, l’ONU). Des condamnations verbales, des remontrances écrites.

« Est-ce qu’on les traite bien, ces indigènes ?
– Bien sûr qu’on les traite bien. Sois tranquille, va, ils sont plus heureux que nous, ils dansent, ils n’ont pas de soucis. J’aimerai bien être à leur place.
– Comment savez-vous qu’on les traite bien ? »
– Eh bien, les gouvernements nous envoient des informations.
– Vous êtes sûrs qu’elles sont exactes ?
– Bien sûr, qu’elles sont exactes. Elles sont officielles.
– Et après ? Que faites-vous de ces informations ?
Il la regarda avec curiosité. Quelle mouche la piquait ?
– Eh bien, nous les soumettons à la Commission permanente des mandats. Et ça, c’est ma petite mitrailleuse, tu vois, ajouta-t-il en montrant sa belle machine à aagrafer. Je suis le seul de la section à avoir ce modèle.
– Qu’est ce qu’elle fait, cette commission, pour le bien des indigènes ?
– Eh bien, elle étudie la situation, elle félicite la Puissance mandataire de son action civilisatrice.
– Mais si les indigènes sont maltraités ?
– Ca n’arrive pratiquement jamais.
– Mais j’ai lu un livre de Gide où il était question d’abus.
– Ah oui, je sais, fit-il,d’un ton boudeur. Il a bien exagéré tout ça. D’ailleurs, c’est un pédéraste.
– Il y a donc eu des mauvais traitements. Alors, dans ce cas, que fait cette Commission ?
– Eh bien quoi, elle émet des vœux, disant qu’elle fait confiance à la Puissance mandataire, qu’elle espère que tel incident ne se renouvellera pas, voilà, et qu’elle accueillerait avec gratitude toutes informations que les autorités compétentes estimeraient opportun de lui fournir sur les récents développements. Oui, parce que en cas d’abus ou de sévices, rapportés d’ailleurs plus ou moins exactement par la presse, nous employons de préférence le terme « développements » qui fait plus convenable, plus nuancé. Tu vois, c’est une véritable Bostitch. Quarante agrafes à la minute !
– Mais si les vœux ne servent à rien ? Si on continue à maltraiter les indigènes ?
– Ah, qu’est-ce que tu veux ? On ne peut quand même pas froisser un gouvernement. C’est très susceptible, les gouvernements. Et puis quoi, ils alimentent notre budget. Mais en général tout va très bien. Les gouvernements font leur possible. Nous avons des rapports très cordiaux avec leurs représentants. Quarante agrafes à la minute, tu vas voir, dit-il, et son poing s’abattit sur son agrafeuse. »
En proie à une sainte ivresse, frénétique et rayonnant, enthousiaste et guerrier, il frappait. Implacable et frémissant, il frappait. Lunettes secouées, inhumain et inspiré, il frappait sans pitié cependant que dans le couloir, de toutes parts accourus, ses collègues assemblés écoutaient, connaisseurs et charmées, les détonations du transpirant fonctionnaire en transe. »

Mais, cette bassesse d’Adrien Deume est d’autant plus plaisante qu’elle est partagée par l’ensemble des fonctionnaires de carrière de la SDN. Ainsi, de cette rencontre entre Adrien et Van Vries, son supérieur.

« Asseyez-vous, dit van Vries après un preste coup d’oeil oblique, sans relever la tête et tout en continuant d’écrire. C’était son manège habituel, destiné à étayer son prestige, à satisfaire un petit sadisme et à se venger sur ses inférieurs des mortifications subies de ses supérieurs. De plus, cette insolence sans risques le consolait de n’être pas entré dans la carrière. (Ah, s’il avait pu être diplomate, que de Broglie et de Cholmondeley fréquentés sans peine et sans efforts, tout naturellement !) Lorsqu’il convoquait un des membres de sa section, il se plaisait donc à le faire attendre plus ou moins longtemps, selon le caractère ou les relations du subordonné, le prétexte étant le plus souvent une note à terminer sur la feuille-minute d’un dossier (Les notes de van Vries faisaient l’admiration des autres directeurs et le désespoir de ses collaborateurs. Il était en effet passé maître dans l’art de ne rien dire. Atteint de circonspection pathologique, ce fonctionnaire était capable d’aligner des douzaines de phrases paraissant pourvues de signification mais qui, relues attentivement, n’en avaient aucune et ne pouvaient donc engager sa responsabilité. C’était le talent de cet imbécile de savoir en rien dire sur plusieurs pages).
Ce matin-là, il estima prudent de n’imposer qu’une brève attente à ce petit intrigant mystérieusement entré dans les bonnes grâces de ce qur’il appelait les hautes sphères. Il posa son stylo, leva ses gros yeux malades, salua d’un sourire amical le petit salaud auquel il devait l’humiliation d’avoir vu un de ses subordonnés promu par choix direct, par-dessus sa tête, à son insu, sans même une consultation préalable qui aurait sauvé la face.
– Ca va, Deume ?
Adrien répondait que ça allait, et rassuré par cette entrée en matière, s’assit plus confortablement, tandis que la porte s’ouvrait devant la table roulante poussée par une serveuse. Van Vries lui ayant proposé une tasse de thé, il remercia. Mais cette attention de son chef n’atténua pas la tristesse provoquée par la théière dont bénéficiaient les directeurs alors que les membres de section n’avaient droit qu’à une tasse. Il décida d’en discuter le jour même avec Castro et quelques autres membres A. Oui, une note collective des A au service du matérile afin de faire cesser le scandale et d’obtenir le privilège de la théière, un peu moins jolie que celle des directeurs, s’il le fallait, mais une théière, sapristi ! Et puis une note comme ça lui donnerait l’occasion de contacts avec des A qu’il ne connaissait pas encore et qu’il pourrait inviter à la maison.
La serveuse revient avec une deuxième tasse, versa le thé et sortit. Van Vries fit alors à son sujet une remarque humoristique, tout à fait inaccoutumée, qui provoqua de la part de son subordonné l’hommage d’un rire gigantesque. (Les rires d’Adrien Deume étaient souvent énormes, mais pour des raisons différentes selon l’interlocuteur. Avec un supérieur hiérarchique c’était pour lui prouver, par une hilarité irrépressible et débordante, combien la saillie avait été goûtée. Avec un égal, le rire bruyant avait pour but de lui faire une réputation de bon garçon cordial, copain avec tous et franc comme l’or. Avec les femmes, et avec la sienne en particulier, le rire explosif et gaillard était destiné à faire viril et force de la nature). Ayant créé une atmosphère cordiale par sa plaisanterie, un protégé étant toujours à ménager, van Vries fit basculer son fauteuil, posa ses pieds comme la table et croisa ses mains derrière sa nuque pour faire chef très à son aise, attitude que ses subordonnés appelaient entre eux « la pose de l’almée ».
– J’ai décidé de vous confier une mission, commença-t-il d’une voix supérieure qui le persuadait de son existence. (Un temps de réflexion. Faire allusion à sa conversation avec le sous-secrétaire général ? En somme, non. Si ce petit Deume apprenait que l’initiative venait de si haut, il se gonflerait d’importance et deviendrait moins manibale. De plus, il s’agissait de garder le prestige du chef qui décide de son propre mouvement. Par prudence cependant, car tout finit par s’apprendre, il ajouta un minimum de vérité 🙂 J’en ai parlé avec la haute direction »

On appréciera aussi certains travers de toute organisation, comme produire des décisions vides de sens à la suite de réunions sans queue ni tête.

« On vasouilla donc hardiement, avec brio, sans bien savoir de quoi il s’agissait. Cependant que ses collègues, excédés par la longueur de tout exposé autre que le leur, crayonnaient de petits dessins géométriques sur leurs blocs-notes puis les perfectionnaient mélancoliquement, van Vries déclara pendant dix minutes qu’il était indispensable de préparer un plan d’action non seulement systématique mais encore concrète. Benedetti intervient ensuite pour développer deux points qu’il déclara essentiels, à savoir primo qu’à son humble avis il s’agissait d’adopter un programme d’action plutôt qu’un plan d’action, parfaitement un programme, la nuance était, croyait-il, capitale, du moins il l’estimait elle ; et secundo que le programme d’action devait être conçu comme projet spécifique, il ne craignait pas de le dire, spécifique.
Les autres directeurs acquiescèrent, reconnurent tous la nécessité absolue d’un projet spécifique. On aimait beaucoup les projets spécifiques au Secrétariat. On ne savait pas trop ce que « spécifique » ajoutait à « projet » mais un projet spécifique faisait plus sérieux et plus précis qu’un simple projet. En fait, personne ne savait la différence qu’il y avait entre un projet et un prjet spécifique et personne n’avait jamais songé à s’interroger sur le sens et l’utilité de ce précieux adjectif. On disait projet spécifique avec plaisir, sans approfondir. Un projet lorsqu’il était dit spécifique prenait aussitôt un charme mystérieux fort apprécié, un prestige prometteur d’action féconde.
Prenant à son tour la parole, BAsset, le directeur de la section culturelle, signala qu’il serait nécessaire d’agir en étroite collaboration avec les organisations bénévoles intéressées. Mais en jouant cartes sur tables ! interrompit Maxwell, le directeur de la section des plans et liaison, et en précisant dès l’abord que le Secrétariat garderait la haute main sur le projet spécifique ! Mais attention, s’écria Johnson, il y aurait lieu d’être prudents et n’agir qu’en plein accord avec les Etats membres ! A cette fin, il était indispensable d’adresser un questionnaire aux divers gouvernements, le projet spécifique de programme d’actions ne devant être établi sur la base de leurs réponses. Orlando estima que le mieux serait d’entrer en rapport avec les divers ministères de l’Education nationale en vue de l’établissement d’un programme de conférences scolaires sur les buts et idéaux de la SDN.
Revenant à la charge, Basset – dont le nom véritable était Cohen, patronyme des descendants d’Aaron, frère de Moïse, mais qui préférait, le petit puant, se planquer en Basset – soutint que « le projet spécifique devrait comporter un programme d’action non seulement systématique et concrète mais encore coordonnée, un effort tout spécial de coordination étant indispensable, d’une part, entre les diverses sections du Secrétariat et, d’autre part, entre le Secrétariat et les diverses institutions intergouvernementales, afin de parer aux chevauchements, aux conflits de compétence et aux doubles emplois, le projet spécifique en question devant en outre avoir pour objectif final, après accord des divers gouvernements intéressés, la création au Secrétariat d’une section de promotion des buts et idéaux de la SDN ». J’ai dit, fitèil, et il baissa les yeux, fier de son intervention non moins que d’être un basset. Ses collègues approuvèrent le principel d’une nouvelle section car ils connaissaient la fringale de réorganisation qui s’emparait périodiquement du secrétaire général. Tel un enfant avec son Meccano inlassablement défait et refait, le vieux Chevne adorait démonter puis remonter sa belle boîte, en supprimant une section, en en coupant une autre en deux, en en créant une nouvelle, quitte à revenir à l’ancienne structure quelques mois plus tard.
Désireux de briller devant le boss silencieux, ces messieurs s’en donnaient à cœur joie et improvisèrent avec feu, évoquant dans l’étrange langage du Secrétariat « les situations à explorer », « l’agrément général à rechercher sur la partititon des responsabilités tant organisationnelles qu’opérationnelles », « les divers modes d’approche du problème », « les achèvements des institutions spécialisées », « les facilités à obtenir des gouvernements en faisant appel à leur esprit coopératif », « les expériences passées supportant largement l’urgence nécessité d’une action concrète », « les évidences à fournir sur l’utilité du programme envisagé », « les difficultés pratiquement inexistantes », « les encourageants discours récemment démlivrés au Conseil ». Et ainsi de suite, le tout entrelacé de propositions confuses et contradictoires, consciencieusement notées par la sténographe qui n’y comprenait rien car elle était intelligente.
Soudain, il y eut un silence. On avait remué tant de vase qu’on ne savait plus où en était et ce qui avait été décidé. Maxwell sauva la situation en proposant l’habituelle solution de paresse, à savoir « la constitution d’un groupe de travail qui explorerait la situation et présenterait, à une commission ad hoc, à constituer ultérieurement et composée des délégués des gouvernements, un avant-projet spécifique de propositions concrètes constituant les grandes lignes d’un programme à long terme d’actions systématique et coordonnée en faveur des buts et idéaux de la SDN. »
Dépité de n’avoir pas eu cette idée et soucieux de se faire valoir, van Vries proposa que sur la base des discussions qui venaient d’avoir lieu et des décisions qui venaient d’être prises une note d’orientation fut préparée « à l’intention du groupe de travail à constituer et qui en serait sa ligne diectrice et ses termes de référence. » Fier de son coup de Jarnac et ravi de coller un sale boulot à un concurrent, il suggéra que Maxwell fut chargé de préparer d’urgence cette note d’orientation à soumettre ensuite à l’approbation de sir John.
– Parfait, nous sommes tous d’accord, dit Solal, et il se mordit de nouveau la lèvre. Maxwell, allez de l’avant. Messieurs, je vous remercie.
Resté seul, il imagina ce qui allait se passer. Maxwell convoquerait Mossinsohn, provisoirement affecté aux plans et liaisons, lui dirait que la sténographie de la réunion contenait tous les éléments utiles à l’élaboration d’une note d’orientation, que le travail y était en somme tout préparé et que Mossinsohn n’aurait qu’à mettre un peu d’ordre et à résumer. Bref, l’affaire d’une heure ou deux. « Allez de l’avant, conclurait-il à son tour, c’est du tout cuit, mais soyez prudent, attention aux aspects politiques du problème et aux susceptibilités nationales, de la fluidité, rien qui puisse déplaire aux gouvernements, nuancez, nuances et apportez-moi ça demain matin à la première heure ». Et le malheureux Mossinsohn irait de l’avant toute la nuit, à grands renforts de tasses de café. Enlisé dans les incohérences du compte rendu in extenso, désespérant d’en deviner les mystères, il finirait par inventer ce que les six directeurs avaient décidé et sortirait de son cerveau une convenable note d’orientation. Bref, ce serait le petit Juif sans protection, commis temporaire à 500 francs par mois qui dicterait sa décision à Sir John Cheyne. »

Vous n’avez rien compris à tout ce charabia ? C’est bien normal. Ce n’est malheureusement  pas si éloigné de la vérité.

Rien que pour sa première partie, ce roman mérite amplement le détour.


Pour compléter ces extraits, je vous conseille la critique de Pierre-Henri Simon, parue dans le journal Le Monde (voir ici), dont je mets ici un extrait : « Albert Cohen se sauve de deux façons : en préférant franchement la fantaisie comique à la vraisemblance réaliste, et en laissant percer par endroits, en pointes discrètes mais fortes, un sentiment profond qui l’habite, une tristesse devant un monde déguisé, pourri, aveugle au tragique de son propre destin : « Aucun de ces mammifères habillés et à pouce opposable n’était à la recherche d’intelligence et de tendresse. Tous étaient en ardente quête d’importances mesurées au nombre et à la qualité des relations… C’est à ces misères que passent leur temps ces malheureux qui vont si vite crever et pourrir, sous terre puante. »

 

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