Regards croisés Germinal/Les raisins de la colère : la révolte qui gronde

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Qu’y a-t-il de commun a priori entre l’oeuvre d’Emile Zola, un Français sur le sort des miniers dans le Nord avec l’ouvrage de John Steinbeck, un Américain sur la situation d’une famille d’agriculteurs ?

Ces livres contiennent tous deux une critique sévère du capitalisme, ou plutôt de ses excès. Ce n’est pas un hasard si ces deux œuvres décrivent deux moments charnières de nos économies modernes : la Révolution industrielle chez Zola, la Grande Dépression chez Steinbeck. La première période se caractérisa par un essor tout azimut, dans lequel l’Etat et les grands intérêts financiers agirent de concert pour profiter au maximum des fruits de cette croissance, sur le dos du prolétariat naissant. La seconde période vit un effondrement sans précédent des économies occidentales et de leurs systèmes financiers. La banque par exemple, institution du capitalisme et pilier de l’économie moderne, est sévèrement critiquée, tout comme l’incapacité de l’homme à maîtriser les institutions qu’il créé. Comme le dit justement l’un des personnages de John Steinbeck, « La banque, c’est plus que les hommes, je vous le dis. C’est le monstre. C’est les hommes qui l’ont créé, mais ils sont incapables de le diriger. »

Or, malgré ce contexte général très dissemblable, la situation des classes prolétaires est assez similaire : misérable dans le travail dans Germinal, misérable dans le chômage dans Les raisins de la colère.

Cette situation proprement insoutenable puisqu’elle a conduit à la mort par l’exploitation ou par la faim devient intolérable et ne peut conduire qu’à un changement brutal de l’ordre économique. Ainsi, tour à tour, Emile Zola et John Steinbeck annoncent l’avènement d’une ère nouvelle, d’un bouleversement radical. « Tout péterait un jour grâce à l’instruction. On n’avait qu’à voir le coron même  : les grand-pères n’auraient pu signer leur nom, les pères le signaient déjà et quand aux fils, ils lisaient et écrivaient comme des professeurs. Ah  ! Ca poussait, ça poussait petit à petit, une rude moisson d’hommes, qui mûrissait au soleil  ! » A cette phrase de Zola répond cette sentence de Steinbeck. « Et, dans cette attente d’un envahissement des barbares, régénérant les vieilles nations caduques, reparaissait la foi absolue à une révolution prochaine, la vraie, celle des travailleurs. » (On peut d’ailleurs se demander comment avec de tels propos, John Steinbeck n’a pas subi davantage la folie du maccarthysme aux Etats-Unis!)

A cet égard, ces deux œuvres empruntent leurs titres au même champ lexical. Germinal. Les raisins de la colère. Les deux renvoient à la nature qui s’apprête à éclore ou à exploser.

Ce rapprochement se retrouve aussi à l’intérieur des romans, où la révolte est, à l’image de cette nature, prête à sortir de terre et à être récoltée. Dans Les raisins de la Colère, « Les gens s’en viennent armés d’épuisettes pour pêcher les pommes de terre dans les rivière, et les gardes les repoussent ; ils s’amènent dans leurs vieilles guimbardes pour tâcher de ramasser quelques oranges, mais on les a arrosés de pétrole. Alors, ils restent plantés là et regardent flotter les pommes de terre au fil du courant ; ils écoutent les hurlements des porcs qu’on saigne dans un fossé et qu’on recouvre de chaux vivre, regardent les montagnes d’oranges peu à peu se transformer en bouillie fétide ; et la consternation se lit dans les regards, et la colère commence à luire dans les yeux de ceux qui ont faim. Dans l’âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines. » Dans Germinal« Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les révoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre. »

A travers le parcours des deux familles, on voit toute la solidarité dont font preuve les prolétaires entre eux. Alors qu’on cherche sans cesse à les diviser, leur unité reste leur plus grande force et fait peser la plus forte menace sur l’ordre économique établi. C’est là dans cette misère commune que se créé la force du nombre. Dans Les raisins de la colère, « Je suis seul et je suis désorienté. Et une nuit une famille campe dans un fossé et une autre s’amène et leurs tentes se dressent. Les deux hommes s’accroupissent sur leurs talons et les femmes et les enfants écoutent. Tel est le nœud. Vous qui n’aimez pas les changements et craignez les révolutions, séparez ces deux hommes accroupis ; faites-les se haïr, se craindre, se soupçonner. Voilà le germe de ce que vous craignez. Voilà le zygote. Car le « J’ai perdu ma terre » a changé ; une cellule s’est partagée en deux et de ce partage naît la chose que vous haïssez : « Nous avons perdu notre terre. » C’est là qu’est le danger, car deux hommes ne sont pas si solitaires, si désemparés qu’un seul. Et de ce premier « nous » naît une chose encore plus redoutable : « J’ai encore un peu à manger » plus « Je n’ai rien ». Si ce problème se résout par « Nous avons assez à manger » la chose est en route, le mouvement a une direction. Une multiplication maintenant, et cette terre, ce tracteur sont à nous. Les deux hommes accroupis dans le fossé, le petit feu, le lard qui mijote dans une marmite unique, les femmes muettes, au regard fixe ; derrière, les enfants qui écoutent de toute leur âme les mots que les cerveaux ne peuvent pas comprendre. La nuit tombe. Le bébé a froid. Tenez, prenez cette couverture. Elle est en laine. C’était la couverture de ma mère… prenez-là pour votre bébé. Voilà ce qu’il faut bombarder. C’est le commencement…du « Je » au « Nous ». »

Par ailleurs, ces deux œuvres constituent aussi de beaux plaidoyers en faveur de la nature, détruite par l’homme. Entre les mines à ciel ouvert qui détruisent la terre et empoisonnent le ciel et l’exploitation intensive des champs qui aboutit à rendre invivables les plaines américaines, les dégâts causés par l’homme sur son environnement résonnent avec une actualité particulière.

Malgré le panorama sombre qu’elles décrivent, ces œuvres restent porteurs d’un message d’espoir pour l’Humanité. Comme le souligne John Steinbeck, « Quand les théories changent et s’écroulent, quand les écoles, les philosophies, quand les impasses sombres de la pensée nationale, religieuse, économique, croissent et se décomposent, l’homme va de l’avant, à tâtons, en trébuchant, douloureusement, parfois en se trompant. S’étant avancé, il peut arriver qu’il recule, mais d’un demi-pas seulement, jamais d’un pas complet. »

La réponse de l’Etat – tardive certes, mais bienvenue – à la Grande Dépression a montré que cette crise majeure pouvait être surmontée, non pas en abolissant le capitalisme mais en le réformant afin d’en maîtriser ses effets les plus pervers et d’assurer à chacun un minimum nécessaire à sa subsistance. S’en est suivie une période économique faste, les Trente Glorieuses et l’avènement d’une nouvelle classe qui allait rompre la dichotomie marxiste, la classe moyenne.

A bien des égards, ces livres offrent des réflexions intéressantes dans l’appréhension de la crise de 2008, de ses causes à sa résolution.


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