La fin de l’homme rouge ou le désespoir de l’homo sovieticus

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(Statues communistes – Kiev, Ukraine)

«  Quelqu’un a fait remarquer très justement qu’en 5 ans, tout peut changer en Russie, et en deux cents ans, rien du tout.  »

Récent critique de certains récipiendaires du Prix Nobel de littérature alors même que d’autres grands noms ont été oubliés, je dois quand même à l’Académie de Suède la découverte de l’écrivaine Svetlana Alexievitch.

« Flaubert a dit de lui-même qu’il était « un homme-plume ». Moi, je peux dire que je suis « une femme-oreille ». Quand je marche dans la rue et que je surprends des mots, des phrases, des exclamations, je me dis toujours : combien de romans qui disparaissent sans laisser de traces ! »  Obsédée par la mémoire et le témoignage, cette écrivaine particulière a passé le plus clair de son temps à enregistrer les centaines d’entretiens qu’elle a menés pour les retranscrire dans de nombreux ouvrages. De La supplication sur les témoignages autour de Tchernobyl à  La guerre n’a pas un visage de femme sur la place des femmes dans la seconde guerre mondiale, les thématiques sont diverses mais permettent de retracer et suivre les événements marquants de l’ex-URSS. A travers ces témoignages, la petite histoire rencontre sans cesse la Grande Histoire. Chaque vie racontée prend une dimension particulière, faisant ressortir au-delà des chiffres ou grands récits, les bouleversements causés par le cours de l’Histoire. Après tout, comme le relevait Joseph Staline, « un mort est une tragédie, un million de morts, une statistique ». Plutôt que se contenter d’une vue d’ensemble, c’est cette plongée au cœur de ses nombreuses vies qui nous sensibilise à ces questions.

Parmi ses nombreux ouvrages, La fin de l’homme rouge mérite une attention particulière puisqu’elle permet de reconstituer la chute de l’URSS, élément fondateur de l’ordre international actuel. A l’heure où les divisions que l’on pensait disparues entre l’Ouest et l’Est de l’Europe refont surface, ce livre est un élément nécessaire à la compréhension de l’autre. L’ex-Europe de l’Ouest ne s’est jamais rendue compte des difficultés vécues par les nouveaux membres (voir L’élargissement à l’Est : une erreur historique ?). De même, dans l’euphorie du moment, la situation réelle de l’ex-URSS a été globalement ignorée par les Occidentaux.

Or, sans justifier quoique ce soit, ce livre offre un éclairage essentiel sur le sentiment de dépossession et de régression des habitants. On parle quand même de la disparition de la 2e puissance mondiale en moins de 3 ans, la  « destruction d’un édifice qui a été bâti au prix de tant de peine et au milieu de tant d’espoirs ». Cette nostalgie pour une grandeur aujourd’hui perdue n’est pas sans similitude avec une certaine réminiscence du passé dans 3 anciens empires, réminiscence qui a conduit au triomphe du Brexit et de Trump (voir La tentation du passé). Comme le relevait Alexievitch dans son discours pour son Prix Nobel, c’est «  la même histoire qui recommence. Le peuple est un troupeau. Un troupeau d’antilopes. Et le pouvoir, c’est une lionne. La lionne se choisit une victime dans le troupeau, et elle la tue. Les autres continuent à brouter leur herbe, ils jettent un coup d’oeil à la lionne en train de choisir sa prochaine victime, et ils poussent tous un soupir de soulagement quand elle se jette dessus. «  Ouf  ! Ce n’est pas moi  !  ».

Gardons-nous donc de porter des jugements de valeur à l’emporte-pièce.

Pourtant, le pire du communisme n’est jamais occulté, notamment la chape de plomb qui pèse sur les habitants entre arrestations arbitraires et surveillance massive «  Un étudiant était là pour avoir raconté une histoire drôle  ; «  Il y a un portrait de Staline au mur, un conférencier fait un exposé sur Staline, un chœur chante une chanson sur Staline, un artiste déclame un poème sur Staline…Qu’est-ce que c’est  ? Une soirée consacrée au centenaire de la mort de Pouchkine  ». «  Il y avait aussi un chauffeur arrêté parce qu’il ressemblait à Staline. Et c’est vrai qu’il lui ressemblait.  » 

Toutefois, ce qu’on oublie trop souvent, c’est que la dislocation de l’URSS ne s’est pas faite sans heurt. Certes, l’URSS a abandonné l’ensemble de ses ex-possessions sans tenter coûte que coûte de maintenir son emprise. Néanmoins, la division en interne s’est faite dans le sang. La guerre entre des pays ou des territoires jusqu’alors frères a été un traumatisme particulièrement violent pour toute une génération. Ainsi, ce récit qui reflète tout le pathétique d’une situation entre les citoyens de Géorgie et l’Abkhazie : «  Une nuit, des Géorgiens ont couru après quelqu’un, ils ont cru que c’était un Abkhaze. Ils l’ont blessé, il hurlait. Des Abkhazes sont arrivés, ils ont cru que c’était un Géorgien, et ils lui ont tiré dessus. Au matin, ils se sont rendus compte que c((‘)était un singe blessé. Alors, tous, les Géorgiens et les Abkhazes, ils ont décidé de faire une trêve et ils se sont précipités pour le sauver. Si cela avait été un homme, il l’auraient tué.  »

Au demeurant, seuls quelques-uns ont profité de la libéralisation à marche forcée du pays. C’est la loi du plus fort qui a régné quelques temps à Moscou, permettant à certains de récupérer argent et pouvoir.

Devant ce panorama chaotique, on comprend mieux sans le justifier pour autant le soutien des Russes à l’égard de Vladimir Poutine qui incarne le mieux ce qui a le plus manqué aux habitants de l’ex-URSS : de l’autorité et de la fierté (voir Vladimir Poutine ou l’attrait de l’autoritarisme).

Comme le relevait l’une des personnes interrogées par Svetlana Alexievitch : « Un Russe, ca tient sur trois béquilles  : «  on sait jamais  », «  on verra bien  », et «  on s’en sortira toujours  ».


Sur ce thème, voir La Russie, un partenaire pour l’Union ?

D’autres critiques de livres ici : Les Racines du Ciel : une lecture en résonance avec l’actualité et Chien blanc, noirs desseins

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