Luxembourg, la Cour de justice et le paradis perdu

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(Salle d’audience, Cour de justice de l’Union européenne – Luxembourg)

[200e article]

Aussi bien chez les européistes que les eurosceptiques, le barycentre de l’ordonnancement de notre monde se trouve à Bruxelles (voir Bruxelles : qui se cache derrière ?). Assurément, la folie créatrice qui habitait Salvador Dali se serait épanouie à merveille dans le dérangement chaotique de la Ville-monde des Belges. Il y a assurément une certaine ironie à ce qu’une métropole, point névralgique des divisions régionales, se retrouve par la même occasion être le centre d’une union de 28 Etats. Pourtant, si cette dernière assure le rôle de capitale politique de l’Europe, c’est ailleurs qu’il faut chercher sa capitale juridique.

L’Union européenne s’est construite plus que toute autre entité sur le droit. La force de la règle plutôt que le rapport de force [voir Droit de l’Union européenne : un « droit exorbitant du droit commun » (1/2)].

Justement, cette règle, miraculeusement adoptée à Bruxelles, est toujours le fruit d’un compromis bancal associant au minimum une majorité qualifiée d’Etats et d’une majorité d’eurodéputés, le tout dérivé en 24 langues à partir d’une seule lingua franca, le globish que tout le monde parle là-bas mais que personne ne comprend vraiment.

Or, ce droit va irriguer ensuite toute l’Europe. « Dans la nuit, la pluie froide de Bruxelles tombe sur le texte adopté. Ses couleurs se diluent et dégoulinent jusqu’à Malmö, Cracovie, Grenade et Besançon. L’Europe est partout, elle est nulle part. » Ce texte uniforme au départ se retrouve prendre des teintes diverses à chaque recoin de l’Europe. Si la Lumière vient de Bruxelles, la réalité locale tel un prisme la décompose en un arc-en-ciel baroque. Une fois le texte voté, « Bruxelles n’existe déjà plus » comme le relevait le collectif  Les Grecques (Bruxelles : ceci n’est pas une ville).

A ce droit commun, il faut un interprète unique, sauf à envoyer par dessus tête toute idée de rapprochement entre les peuples européennes. Et cette autorité-ci, vous ne la trouverez nullement à Bruxelles ; plutôt à une petite centaine de kilomètres au Sud.

Point pourtant de plages ou de cocotiers. La chaleur même a semblé déserté cette hostile contrée. Bienvenue aux Bahamas de l’Europe, le Luxembourg.

Véritable confettis territorial, ce pays se voit parfois privé du qualificatif d’Etat, par certains géographes de renom comme Laurent Wauquiez.  Après tout, le doute peut subsister lorsqu’à défaut d’un roi, on se contente comme monarque, d’un duc aussi grand soit-il.

Grand Duché, nous voilà ! Ce pays parfois taxé d’être un paradis fiscal souffre de son enclavement. Il constitue une bulle coupée du monde, dans laquelle s’évaporent les milliards d’euros de recettes de certaines multinationales. Si le Luxembourg est un paradis fiscal, il ferait allégrement mentir l’image de carte postale associé à ces lieux où les recettes déclarées d’une entreprise sont inversement proportionnelles à son activité réelle.

Toute cette digression autour du Luxembourg nous éloigne de notre véritable objectif. Les vrais le savent. La capitale de l’Europe est bien à Luxembourg. Pour preuve, les mots d’un haut fonctionnaire français, à la Direction des affaires juridiques du Ministère des affaires étrangères, avouant autour d’un repas débuté avec un pain et du beurre – Belgique oblige – que « si Bruxelles, c’est Médine ; Luxembourg, c’est la Mecque ».

D’ailleurs, Jean Monnet déjà, père de l’Europe, s’était ainsi exprimé devant la Cour de justice nouvellement constituée : « Je salue en vous la gardienne des Traités ». « Gardienne des Traités », une formule qui fit florès quelques années plus tard pour désigner la Commission européenne chargée de poursuivre les Etats qui manqueraient à leurs obligations européennes. Pourtant, celle qui a le dernier mot, celle qui tient le glaive pour trancher le litige, ce n’est pas la Commission, mais bien la Cour, seule à même de déclarer qu’un Etat a ou non respecté le droit européen. Si Néron bénéficiait des conseils de goût de Pétrone, l’Union européenne a comme « Arbitre des Élégances » une institution judiciaire.

Aujourd’hui, la Cour, forteresse dans la bulle luxembourgeoise, se calfeutre dans de grandes tours d’ivoire, qui surplombent un bâtiment qui porte le nom modeste de « Palais ». La Cour se conjugue depuis quelques années au pluriel puisqu’à la Cour originelle, on y ajouta un Tribunal. La « Haute Cour » comme elle se surnommait avait désormais – l’invention n’est pas mienne, mais de certains membres de la Cour – sa « Basse Cour ».

La Cour dans son ensemble siège aujourd’hui dans un bâtiment trop grand. Ce genre de bâtiment qui pullule à Bruxelles, trop moderne pour être vieux, mais qui ne fut jamais jeune. Ses longues et grandes galeries ne semblent pas être faites pour y loger des hommes, mais pour abriter des grands principes. Or, cela fait longtemps que la Cour de justice a perdu de sa superbe. Elle n’est plus la sirène qui enchantait les Européens, ni le phare qui guidait les institutions. La Cour s’est perdue, et son esprit d’avant-garde avec elle. Où est l’Ulysse qui ramènera le navire à bon port ?

Elle s’exprime certes encore à travers des communiqués de presse, mais tous les journalistes ont déserté son prétoire. On continue bien pourtant d’y lire les décisions rendues, mais personne n’écoute véritablement. Seul caractère durable, la rédaction des arrêts en français. Oui, à la Cour, le globish n’a pas encore gagné. Maigre consolation.

En fin de compte, il fait froid, il se fait tard.

Le brouillard, invité coutumier de ces contrées, a déjà recouvert ce qui reste de grandeur de ce bâtiment.

Au moment où nous allions quitter ce lieu d’histoire, percent soudain quelques lumières allumées. C’est donc qu’il y a encore de la vie à l’intérieur. Sûrement plus qu’une ultime réminiscence du passé. Le présent se fait jour ; l’avenir s’écrit peut-être en ce moment même.


Sur cette institution, voir aussi Un Brexit sans Cour de justice ? et Droit de l’Union européenne : un « droit exorbitant du droit commun » (1/2)

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