
(Grand Place – Bruxelles, Belgique – 2012)
Récemment, un mot d’origine allemande a eu le droit aux interlignes de la presse spécialisée sur les questions européennes. Le Parlement européen se prononcerait pour le « Spitzenkandidaten ». Or, le profane désireux de se faire une idée en parcourant les traités européens en aurait pu pour ses frais. En effet, les traités ne mentionnent nullement ce terme. Alors de quoi parle-t-on ? Et pourquoi fait-il l’actualité en ce moment ?
La question du spitzenkandidaten a émergé pour la première fois en 2014, après les élections européennes. En effet, il s’agissait des premières élections sous l’empire du Traité de Lisbonne – celles de 2009 étant arrivées quelques mois avant l’entrée en vigueur dudit Traité -. Or, ce Traité a renforcé le poids du Parlement européen dans la désignation du Président de la Commission européenne (voir Traité de Lisbonne : quel bilan 10 ans après ?). Reste à déterminer jusqu’à quel point. Car, comme souvent, le Traité sur l’Union européenne est source de plusieurs interprétations entre les institutions.
Que dit le Traité, et plus précisément l’article 17 du Traité sur l’Union européenne, point 7 ?
« En tenant compte des élections au Parlement européen, et après avoir procédé aux consultations appropriées, le Conseil européen, statuant à la majorité qualifiée, propose au Parlement européen un candidat à la fonction de président de la Commission. Ce candidat est élu par le Parlement européen à la majorité des membres qui le composent. Si ce candidat ne recueille pas la majorité, le Conseil européen, statuant à la majorité qualifiée, propose, dans un délai d’un mois, un nouveau candidat, qui est élu par le Parlement européen selon la même procédure. »
Tout le débat porte aujourd’hui sur le sens à donner à la prise en compte du résultat des élections européennes. Dès 2014, le Parlement européen – tout bord politique proeuropéen confondu – avait considéré qu’il fallait considérer que la personne désignée tête de liste pour un parti européen (spitzenkandidaten) serait désignée à la tête de la Commission dès lors que son parti arriverait en tête lors de ces élections. A l’inverse, le Conseil européen estimait qu’il fallait juste choisir quelqu’un de ce parti, pas forcément la tête de liste.
Cette question est loin d’être anodine puisque par un byzantisme institutionnel dont les traités européens sont coutumiers, le Président de la Commission européenne est désignée au préalable par le Conseil européen (là où se réunissent les chefs d’Etat et de gouvernement), choix qui doit être ensuite ratifié par le Parlement européen (voir Le fonctionnement de l’Union pour les profanes). En réalité, cette architecture a priori surprenante ressemble au système français, où le Président de la République (ici, Conseil européen) désigne le Premier Ministre (Président de la Commission européenne), qui précède généralement un vote de confiance de l’Assemblée nationale (ici, Parlement européen). Pour autant, le choix en France du Premier ministre n’est en réalité à la discrétion du Président qu’en cas de concordance exécutif-législatif. Sinon, c’est bien l’Assemblée nationale qui détermine le choix que fera le Président de la République.
Or, jusqu’alors, le Président de la Commission européenne était désignée à la discrétion du Conseil européen. Il se soumettait certes à un vote d’approbation par le Parlement européen. Mais, celui-ci ne pesait pas véritablement dans le choix de la personne. A titre d’exemple, c’était le Portugais José Manuel Barroso qui avait été trouvé par le Conseil européen en 2004 pour remplacer le candidat franco-allemand Guy Verhofshadt dont le Royaume-Uni ne voulait pas.
Cette immixtion du Parlement européen en amont en 2014 n’a pas été sans conséquence, aussi bien entre les institutions européennes qu’entre les Etats.
Tout d’abord, de nombreux Etats membres ont rechigné à se plier à ce qu’ils considéraient comme une humeur du Parlement européen. Il a fallu que la CDU allemande pèse de tout son poids pour qu’Angela Merkel accepte cette solution. Mais, le Conseil a mal digéré cette interférence, comme en témoigne son récent refus.
Ensuite, elle a créé des frictions au sein même du Conseil européen. En effet, David Cameron alors Premier ministre britannique a refusé ce choix, obligeant le Conseil européen à se prononcer pour la première fois via un vote formalisé. Résultat ? 1 voix contre, 27 voix pour. « Humiliation » avait titré la presse britannique le lendemain. Ce n’est guère un hasard si un an plus tard, David Cameron proposera un référendum sur la sortie de l’UE.
En fin de compte, le luxembourgeois Jean-Claude Juncker avait donc été choisi par le Conseil européen, vu qu’il était le candidat tête de liste du Parti populaire européen, arrivé en premier aux élections européennes (spitzenkandidaten).
Pour autant, de nombreux Etats n’ont jamais réellement accepté cette mainmise du Parlement européen dans le processus de vote. Si leur désorganisation en 2014 avait facilité la victoire du Parlement européen, les Etats ont souhaité examiner cette question, en amont, dès la réunion de février 2018. A cet égard, le Conseil européen (l’institution où se réunissent les chefs d’Etat et de gouvernement) a exprimé son souhait de revenir à l’ancienne interprétation, quitte à entamer un bras de fer avec le Parlement européen.
Dès lors, à en croire certains aujourd’hui, il y aurait donc les méchants du Conseil européen et les gentils du Parlement européen. Ce panorama est certes plaisant, mais il ne dit pas tout, loin de là des véritables rapports de force.
D’une part, pour protéger sa place dans le processus de désignation, le Parlement européen n’a pas hésité à torpiller le projet de listes transnationales portées par Emmanuel Macron (voir Elections européennes : 2019, c’est maintenant). En effet, un tel système risquerait de bouleverser la victoire annoncée du PPE (et donc par ricochet, la désignation comme Président de la Commission d’un membre de leur parti). On peut aisément considérer que le candidat figurant en tête de liste sur une liste transnationale qui serait arrivée en tête aurait la primeur pour accéder à la Présidence de la Commission. Or, en même temps, le Parlement européen pourrait être doté d’une majorité autrement composée. Comment concilier ces deux éléments ?
D’autre part, il serait naïf de penser que les Etats n’ont aucun contrôle en amont sur le choix des têtes de liste. La désignation de Jean-Claude Juncker comme tête de liste pour le PPE a par exemple été permise par l’engagement de la CDU sous l’impulsion d’Angela Merkel en sa faveur, au détriment du candidat français, Michel Barnier. La raison ? Angela Merkel ne voulait pas d’un Français, et surtout souhaitait une personne peu charismatique.
Ces luttes de pouvoir entre institutions et Etats membres se font comme souvent au détriment de l’intérêt des citoyens européens pour ces élections. Spitzenkandidaten ou non, ce n’est pas la question. Jacques Delors, désigné par les Etats fut un meilleur choix que Jean-Claude Juncker choisi par le Parlement européen (voir L’effacement de la Commission européenne : « et pourtant, elle tourne » !). L’Europe a besoin d’incarnation. Qui pour la représenter ?
Sur ce thème, voir aussi Elections européennes 2019 : une circonscription unique, enfin !, La revalorisation du Parlement européen : quel bilan ? et Traité de Lisbonne : quel bilan 10 ans après ?.
Pour une présentation complète des enjeux de ces élections, voir Elections européennes 2019 : l’heure d’un débat public ?.
Delors a été un cas unique, fruit du hasard et l’on ne peut espérer gagner au loto tous les jours. Le meilleur moyen d’avoir une politique reflétant l’intérêt transnational est d’avoir un Parlement qui pèse dans les négociations et fait entendre sa voix. Or, lorsque la tête de liste du parti vainqueur devient Président de la Commission, on a une chance que la Commission soit plus au service du Parlement et donc de l’intérêt général européen et moins à la botte du Conseil dont les objectifs sont beaucoup plus opaques et au sein duquel quelques États font la loi. Bref, le Spitzenkandidaten c’est la victoire du fédéral sur l’intergouvernemental.
En outre, le désamour de l’Europe vient en partie du caractère byzantin de son fonctionnement. La simplicité du mécanisme par lequel le vainqueur des élections législatives européennes devient Président de la Commission est de nature à clarifier aux yeux des citoyens la mécanique politique au sein de l’Union, car elle est modelée sur les systèmes parlementaires. Pour aller jusqu’au bout de la logique, il faudrait que le Président de la Commission ainsi désigné puisse choisir lui même son collège de commissaires. Malheureusement, nous en sommes encore loin.
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Tout d’abord une remarque de détail: Guy Verhofstadt est belge, c’est son ami Daniel Cohn-Bendit qui est franco-allemand.
Ceci dit, je partage l’avis selon lequel le caractère byzantin du fonctionnement des institutions européennes induit un désintérêt, voire une hostilité, vis-à-vis de l’Europe. C’est qu’elle n’a jamais été pensée comme une « fédération », mais bien comme une « collaboration ». Les évolutions vers une apparence démocratique, avec la création d’un Parlement élu puis l’élargissement progressif de ses compétences, n’ont jamais été que le cache-sexe des égoïsmes nationaux. L’enjeu est donc bien plus large que la seule désignation du président de la Commission. Seule, me semble-t-il, une intégration de type fédéral, avec une répartition claire des compétences entre nations et Union, et une Commission devenant un véritable exécutif contrôlé par un Parlement fort, pourra sauver l’Europe d’aujourd’hui des démons qui la rongent. Mais, à part une poignée de citoyens utopistes, qui en veut vraiment ? D’élection en élection, au niveau des États, de plus en plus de signaux passent au rouge (ou au noir, suivant la valeur que l’on attribue aux couleurs). Jusqu’à quand ? Jusqu’où ?
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