(La liberté guidant le peuple – Musée du Louvres – Paris, France – 2013)
Dans une très belle tribune publiée dans Le Monde en 2012, Justice ou tribalisme, la sociologue E. Illouz offrait une comparaison des sociétés française et israélienne, à partir d’un événement particulièrement structurant, l’affaire Dreyfus (1894-1906). Pour rappel, le capitaine Dreyfus fut accusé d’être un espion au service de l’Allemagne. Son principal tort fut, en réalité, d’être Juif et d’être un bouc-émissaire idéal. L’armée et la justice eurent beaucoup de difficultés à revenir sur le verdict, et il fallut l’engagement de nombreux intellectuels – terme créé à l’époque pour critiquer le soutien de ces personnalités à cet homme – pour parvenir à la réhabilitation de Dreyfus. Deux France émergèrent et s’affrontèrent sur cette question, avec des conceptions opposées : sur le balancement entre la raison d’Etat et la place de l’individu, mais aussi sur la définition de l’appartenance à la nation.
Selon l’auteure de la tribune, une telle affaire ne pourrait connaître le même dénouement en Israël ; à savoir, la défense d’un innocent appartenant à une minorité et accusé à tort. Elle souligne que parmi les figures qui ont fait basculer l’affaire en France, deux cas méritent d’être relevés. D’une part, le lieutenant-colonel Picquart, issu de la droite ultranationaliste, qui sacrifie et sa carrière et sa réputation, pour faire innocenter Dreyfus. D’autre part, le vice-président du Sénat, Auguste Scheurer-Kestner, convaincu à l’origine de la culpabilité de Dreyfus, qui s’engage ensuite pleinement dans la campagne de soutien. Ce soutien et cet engagement sans faille n’ont pu être possible qu’en raison d’une conception radicalement différente de la nation, de celle qui a aujourd’hui cours en Israël.
Poussé par la droite religieuse, Israël perd peu à peu son orientation universelle. Certes, depuis l’origine, Israël a toujours eu des difficultés à intégrer les populations arabes qui vivent sur son territoire. Néanmoins, le virage s’est accentué récemment avec la volonté de certains de faire reconnaître Israël comme un Etat juif. Perspective qui n’est pas sans rappeler certaines propositions en France de faire inscrire dans notre texte suprême les « racines chrétiennes » de notre pays. Il s’agit pour les tenants de cette idée grotesque de dévoyer la notion même de laïcité à la française (voir Manifeste de foi en la laïcité française).
Justement, cette perspective doit être écartée, car elle s’inscrit à rebours de ce qui fait la spécificité de notre pays : l’universalité. La grandeur dont est souvent nimbée notre pays et que revendiquent de nombreux politiques n’est pas due à l’influence chrétienne qui a imprégné notre pays. Sa spécificité lui vient plutôt de sa propension à défendre des valeurs communément partagées.
Et ceci est loin d’être un leitmotiv récent. Etrangement, alors que nombreux sont les politiques à se prévaloir du passé de notre pays, des pans entiers de son histoire sont tout simplement oubliés. En effet, si la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen eut un siècle de retard sur le Bill of Rights (1689), elle fut la première déclaration à vocation universelle. En parallèle, la France révolutionnaire accorda sa citoyenneté à toute personne luttant contre la tyrannie. Déjà, le rattachement à un pays n’était plus lié au sol ou à la naissance mais au partage des valeurs.
Cette conception nouvelle dont la France s’est fait la porte-voix s’est exprimée aussi dans le conflit qui opposa la France et l’Allemagne sur l’Alsace-Moselle, deux conceptions s’affrontèrent. Aux Allemands (Fichte en tête) qui opposaient comme critère d’appartenance la langue, la religion et l’ethnie, les Français (Ernest Renan) ouvraient une nouvelle définition basée sur la commune volonté de vivre ensemble. La nation devait être un « plébiscite de tous les jours ». Des lors, la dichotomie classique trop souvent usitée dans le débat public (droit du sang/droit du sol) n’a pas de sens. L’un comme l’autre (oui, pas plus le droit du sang) ne sont à même de légitimer en eux-même l’appartenance à une nation, ou de créer une communauté. Là encore, la France, plus que d’autres pays, a cimenté la collectivité par le biais d’une institution centrale, l’école. On n’oublie trop souvent le rôle important joué par les « hussards noirs de la République », terme désignant les instituteurs sous la IIIe République. Entre l’assimilation et le communautarisme, il reste une place pour l’intégration.
La France a toujours privilégié une conception ouverte de la nation. C’est ce qui a fait la force et la vigueur du pays que de fonder le vivre ensemble sur la volonté commune d’avancer collectivement. Le débat mortifère que certains essaient d’installer en plus de renier notre passé injurie notre avenir.
Dans le Dictionnaire des étrangers qui ont fait la France, Patrick Ory liste les nombreuses personnes qui ont marqué l’histoire de ce pays. De Platini à Zola. Rappelons que lorsque éclata la 1ere Guerre mondiale, Dreyfus fut, malgré son âge qui l’exemptait, parmi les premiers à s’engager pour son pays. Si la France peut s’enorgueillir, c’est bien d’avoir eu des fils comme lui.
Voir aussi Boucs émissaires : les réfugiés (1/3)
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