Les Racines du Ciel : une lecture en résonance avec l’actualité

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(Temple du Bayon – Angkor, Cambodge – 2014)

« C’était un homme jeune et sa femme venait de mourir d’un cancer foudroyant de l’utérus. Ils étaient mariés depuis un an et il adorait sa femme. Le plus curieux était qu’il ne se sentait pas victime d’une injustice particulière. L’injustice qu’il venait de subir était une simple application de la loi, une loi biologique (…) C’était une loi qui ne pouvait être abrogée, mais seulement tournée, et dans les laboratoires, des hommes essayaient astucieusement de mieux la connaître pour tenter de composer avec elle (…) Le médecin lui avait mis une main sur l’épaule et continuait à recommander le courage. Du fond de sa détresse, l’homme se rappela soudain qu’il existait au moins quelqu’un, quelque part, qui refusait les compromis, qui refusait de composer, qui ne transigeait pas avec l’injustice. Il regarda le médecin.
– Vous n’avez pas le journal d’aujourd’hui ?
Le médecin ne comprit pas. La jeune femme venait de mourir et au cours des 48 heures cet homme paraissait avoir souffert au moins autant qu’elle. Et le voilà maintenant qui demandait le journal. (…) Il fouilla dans sa poche sous sa blouse blanche et lui tendit le journal du soir. L’homme le prit et le déplia avidement. Ses yeux coururent rapidement de page en page, puis s’arrêtèrent…
– Il résiste toujours, dit-il, avec satisfaction. C’est qu’on n’en vient pas à bout aussi facilement qu’ils le croient. Moi qui depuis quelques jours je commençais à être inquiet… Mais, il tient toujours, notre ami. »
Il rendit le journal au médecin éberlué et se mit à marcher dans le corridor, d’un pas sûr, la tête haute, les paupières rouges et gonflées mais souriant. »

Abordé en filigrane ici, Les Racines du Ciel, œuvre majeure de Romain Gary et Prix Goncourt en 1956, mérite quelques développements approfondis.

Il est de ces œuvres dont la pertinence, loin de s’étioler avec le temps, semble étonnamment se renforcer, faire écho à des évolutions du monde ou au contraire, afficher un positionnement en contradiction.

De prime abord, on peut se demander ce qu’il y a de commun entre le combat de l’ancien résistant Morel pour la protection des éléphants en Afrique et le monde d’aujourd’hui.

A l’heure du terrorisme, de l’instantanéité, du réchauffement climatique, quel intérêt, autre que l’évasion, y a-t-il à se pencher sur le sort des grands mammifères dans un autre continent ?

Penser ainsi, c’est déjà se retrouver dans le contexte de la sortie du livre, paru au cœur de la Guerre froide, en pleine instabilité politique de la IVe République et de luttes en Algérie. Et c’est un contexte que justement l’oeuvre n’élude aucunement. Sans cesse, différents personnages interpelleront le héros sur l’inanité d’une telle quête dans une situation nationale et internationale tendue.

Et c’est toute la force du héros de défendre envers et contre presque tous, une « certaine marge » à côté de l’humanité et de ses excès, une marge dans laquelle pourraient se mouvoir en toute tranquillité les éléphants. Une marge dénoncée comme un « luxe » par certains de ses adversaires. Et le héros de mettre en garde « Il fallait continuer, tout tenter. Evidemment, si les hommes n’étaient pas capables de se serrer un peu pour tenir moins de place, s’ils manquaient à ce point de générosité, s’ils ne consentaient pas à s’encombrer des éléphants, quel que fût le but poursuivi, s’ils s’obstinaient à considérer cette marge comme un luxe, eh bien ! L’homme lui-même allait finir par devenir un luxe inutile. »

Cette phrase, loin d’être anodine, fait nécessairement écho au récent passé qui n’est pas oublié. L’horreur des camps apparaît en filigrane à travers les souvenirs de Morel, qui fut prisonnier de l’un d’eux. Et justement, pour tenir dans cet enfer, les éléphants furent des alliés aussi étonnants qu’indispensables. L’un des prisonniers suggéra à ses camarades de s’imaginer les éléphants en liberté en Afrique que rien ne peut arrêter. Cette image quasi mystique les aida à tenir. « Quand vous n’en pouvez plus, faites comme moi : pensez à des troupeaux d’éléphants en liberté en train de courir à travers l’Afrique, des centaines et des centaines de bêtes magnifiques auxquelles rien ne résiste, pas un mur, pas un barbelé, qui foncent à travers les grands espaces ouverts et qui cassent tout sur leur passage, qui renversent tout, tant qu’ils sont vivants, rien ne peut les arrêter – la liberté, quoi ! »

Justement, on aurait tort de réduire la bataille du protagoniste principal au sujet évoqué. Certes, il peut apparaître biaisé de projeter derrière ces éléphants ses souhaits et ses fantasmes, comme le font les divers protagonistes du roman. Les uns y voient une œuvre des Français pour cacher le sort des populations, les autres les considèrent comme des agents communistes. « Il a été le rideau de fumée derrière lequel on veut cacher nos aspirations légitimes. Nous en sommes d’autant plus indignés, outragés, que nous en avons assez de servir de jardin zoologique au monde, de délassement à l’usage des Occidentaux blasés par leurs gratte-ciel et leurs automobiles, qui viennent ici pour se retremper dans le primitif et s’attendrir devant notre nudité et nos troupeaux (…) nous voulons faire sortir l’Afrique de la sauvagerie et je puis vous jurer que les cheminées d’usine sont à nos yeux mille fois plus belles que les cous des girafes tant admirées par vos touristes oisifs (…) Si nous devions sacrifier tous les éléphants d’Afrique pour réaliser nos buts nous frapperions sans hésiter. » « Eh bien moi, je vais vous dire ce que c’est, votre histoire d’éléphants, dit-il. C’est encore un mouvement antiparlementaire…. (…) Toute cette histoire de vague de fond, de colère populaire, de force irrésistible, de masse, on connaît ça…Les éléphants vengeurs qui renversent tout sur leur passage, il faut être con pour ne pas comprendre ce que cela veut dire. On veut renverser le régime par la force. (…) On commence par dire que les éléphants sont menacés, et puis, on les invite à marcher sur le Parlement. »

Pour autant, le combat de Morel est bien l’écho d’illustres batailles, comme l’explique d’ailleurs très bien Romain Gary dans sa Note introductive rajoutée en 1980.

Loin de Don Quichotte et ses illusions, la quête de Morel nous transporte parce qu’elle touche à quelque chose de profondément ancré en chacun de nous. « Des télégrammes et des pétitions en sa faveur arrivaient par milliers de tous les coins du monde. Morel était pour eux le héros d’une cause qui n’avait rien à voir avec les nations et les idéologies politiques, d’une cause qui n’avait rien à voir avec l’Afrique et qui les touchait tous au plus profond d’eux-même, sans doute parce qu’ils s’y retrouvaient tous au sein d’une rancune secrète, mais aussi et surtout peut-être, parce qu’ils rêvaient tous plus ou moins confusément d’arriver à sortir un jour vainqueurs des difficultés de la condition humaine. Ils réclamaient une marge d’humanité. Ils y croyaient. » Elle renvoie à une haute idée de l’homme et défend une dignité du combat. Il y a dans ce Morel qui arbore d’ailleurs fièrement la croix de Lorraine quelque chose du Général de Gaulle. « Fields remarqua pour la première fois qu’il portait, épinglée sur sa chemise, une petite croix de Lorraine. C’était l’insigne adopté pendant la dernière guerre par une poigne de Français qui avaient refusé d’accepter la défaite et s’étaient rangés autour d’un général aujourd’hui éloigné, Charles de Gaulle, lui aussi un homme qui croyait aux éléphants. Ce petit insigne expliquait pas mal de choses et, en tout cas, l’air de confiance qu’avait Morel. Ses compagnons paraissaient eux-mêmes gagnés par la contagion. Car, il était contagieux, Abe Fields n’avait à cet égard aucun doute. Il commençait à se sentir lui-même atteint : son cœur avait des élans presque indécents. » « Si elle le déçoit, il en éprouve la sensation d’une absurde anomalie, imputable aux fautes des hommes, non au génie de l’espèce… Alors, il se fâche et essaie d’arracher aux hommes un je ne sais quel écho de générosité et de dignité un je ne sais quel respect de la nature… Voilà votre homme. Un gaulliste attardé. » Les Mémoires de guerre sont d’ailleurs expressément cités. Celui qui s’exila à Londres, fut d’abord raillé pour sa folie et conspué pour sa traîtrise. Il porta pourtant fièrement les couleurs de notre pays. Si Vichy entacha l’honneur de la France, il y eut heureusement des hommes et des femmes pour  permettre à leur pays de pouvoir se regarder encore en face et aux générations qui suivirent de ne pas porter l’ampleur du désastre sur leurs épaules (voir Politique et mémoires : souvenirs partiaux et oublis partiels ?).

C’est bien là l’essence du roman présenté ici que de rappeler que la noblesse de la cause puisse justifier la lutte, même si elle paraît vouée à l’échec. On ne transige pas avec l’idéal. Comme l’avait bien dit Vaclav Havel, « L’espoir, ce n’est pas la conviction qu’une chose se termine bien, mais c’est la certitude que cette chose fait sens, quelle que soit la manière dont elle se termine ».

Oeuvre écologique avant l’heure, Les Racines du Ciel est avant tout un plaidoyer humain. En témoigne la belle fin, que je vous laisse le plaisir de (re)découvrir.

« Il faut bien essayer.
– Mais, essayer quoi ? Gueula Fields complètement exaspéré par cette obstination bête et ce refus de voir les réalités. Au nom de quoi ? Pourquoi ? Qu’est-ce que ca peut foutre, bon Dieu, tout ça, dans ces conditions ? Vous vous adressez à qui, au juste ?
Elle était assiste sur le talus, le visage ruisselant d’une sueur presque grise, son chapeau sur les genoux, sous ses mains inertes. Mais elle leva les yeux vers lui et il y vit ce qui le mettait chaque fois hors de lui : une petite lueur de défi et même de gaieté qu’elle avait attrapée sans doute auprès de ce salaud de Morel. Dans ce visage vidé, dont les pommettes saillantes accentuaient encore la maigreur, dans ce visage réduit à sa plus simple expression, cela était d’autant plus intolérable qu’il sentait aussitôt la contagion le gagner : il s’entendit rire.
– Ca va, dit-il, ca va. Je connais la chanson. Mais, on peut tout de même aimer les éléphants sans se laisser crever bêtement de dysenterie pour eux.
Elle secoua la tête.
– J’y crois, vous savez.
– A quoi ? Gueula Fields
Elle ferma les yeux et secoua la tête en souriant. »

Sur cette oeuvre, voir aussi Les droits de l’homme : des « éléphants en voie d’extinction » ?


Parmi les oeuvres écrites déjà abordés :
– du même auteur, voir Chien blanc, noirs desseins
– d’autres auteurs, voir Stefan Zweig ou le drame de l’Europe ; Election 2017 : un parfum d’étrange défaite et The handmaid’s tale ou la chute de la démocratie.

Des billets futurs traiteront des ouvrages suivants : Les raisins de la colère et Germinal (pris ensemble), 1984.

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