Le crépuscule de la démocratie ?

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(Crépuscule, Mont Fuji, Japon – 2014)

« Il y a cent cinquante ans, le jour de la prise de la Bastille, la balançoire européenne longtemps inactive, s’est remise en mouvement. Elle avait quitté la tyrannie avec allégresse ; d’un élan qui semblait irrésistible, elle s’était élancée vers le ciel bleu de la liberté. Pendant cent ans, elle avait monté de plus en plus haut dans les sphères du libéralisme et de la démocratie. Mais voilà que peu à peu elle ralentissait son allure ; la balançoire arrivait près du sommet et du moment critique de sa course ; puis, après, une seconde d’immobilité, elle se mit à marcher en arrière, avec une vitesse sans cesse accélérée. Du même élan que pour monter, la balançoire ramenait ses passagers de la liberté à la tyrannie. » A. Koestler, Le zéro et l’infini

 

Lorsqu’il eut à commenter les événements de la Révolution française de 1789, Hegel eut cette formule restée célèbre : « ce fut un magnifique lever de soleil », indiquant ainsi l’aube d’une nouvelle période pour l’humanité. En effet, 1789, malgré les ratés de l’époque, avait vu s’inscrire une Déclaration des droits à retentissement universel et l’abolition de siècles de privilèges. Encore aujourd’hui, ce texte figure au frontispice de notre Constitution et est la base de notre République.

Le temps des monarques paraissait alors révolu. Place aux peuples ! Goethe justement, contemporain de la Révolution, vit dans la victoire de la France à la bataille de Valmy, le point de départ d’une « nouvelle ère du monde ».

Evidemment, des premières intentions aux réalisations récentes, l’humanité est passée par de nombreux soubresauts. Toutefois, à force d’abnégation, la démocratie et les droits de l’homme ont paru peu à peu s’imposer dans le monde. Cela ne se fit jamais d’un seul bloc, mais par vagues qui semblaient attaquer peu à peu les derniers remparts de l’autoritarisme.

Certes, la démocratie et les droits de l’homme ne sont jamais devenus des valeurs universellement reconnues, mais ils restent profondément ancrés dans l’humanité au point d’être des valeurs universellement partagées. Les tentatives de soulèvement en Chine (1989), en Géorgie (2005), Iran (2009), pour le printemps arabe (2011-…), en Russie (2012), en Ukraine (2013), à Hong-Kong (2015) témoignent d’une aspiration globale à la dignité et aux libertés.

Cette acceptation générale fut d’ailleurs particulièrement sensible suite à la chute du Mur de Berlin de 1989, où de nombreux Etats satellites de l’URSS accédèrent de manière pacifique à la démocratie, au moment même où l’Afrique du Sud sortait de l’apartheid.

La démocratie ne paraissait alors plus avoir de véritable adversaire. Elle avait remporté la bataille. F. Fukuyama, politologue, pouvait annoncer en 1991 son triomphe dans un article La fin de l’Histoire et le dernier homme, qui allait provoquer de nombreuses réactions et débats. La démocratie libérale appuyée par une économie de marché remportait peu à peu l’adhésion et s’imposait comme « l’horizon indépassable de l’humanité »1 

Pourtant, un quart de siècle plus tard, ce constat est sévèrement contrebalancé par les faits. La démocratie apparaît en recul partout. A la crise morale due aux écueils des démocraties dans leur devoir d’exemplarité (perte de sens civique, scandales à répétition, voire plus grave, des atteintes aux droits de l’Homme, comme l’utilisation de la torture aux Etats-Unis…), s’est ajoutée en 2008 une crise économique majeure qui a profondément affecté la croyance dans l’économie de marché.

Aujourd’hui, dans de nombreux Etats, l’élan de 1991 est clairement retombé : de manière officielle, en Russie ; plus implicitement en Hongrie, en Pologne ou en Turquie. Des discours d’un autre temps font florès. En Hongrie, au coeur de l’Europe, un Premier ministre peut invoquer pour modèle la Russie et la Turquie et suggérer la mise en place d’une “démocratie illibérale”. Quel contresens ! La démocratie est libérale, ou n’existe pas. Déjà, Albert Camus, en son temps, avait eu cette formule criante de vérité : “la démocratie, ce n’est pas seulement la règle de la majorité, mais c’est toujours la protection de la minorité”.

Même les démocraties traditionnelles, à commencer par le triptyque classique (Royaume-Uni, Etats-Unis et France), semblent moins soucieuses des droits de l’Homme. Face à la difficulté de les exporter, on préfère ne plus les promouvoir. Auraient-elles perdu foi dans ces valeurs pourtant constitutives de leurs identités ? Pire, les mouvements populistes ont désormais droit de cité au Royaume-Uni et aux Etats-Unis ; la France n’est pas davantage épargnée et pourrait basculer en 2017.

Dans son ouvrage La violence et la paix, Pierre Hassner, politologue s’interrogeait en 1995 sur la place de la démocratie et de l’économie de marché. Sont-elles des systèmes pérennes quelque soit le contexte ou viables par « seul temps calme » (« fair weather institutions ») ? Ces avancées considérées jusqu’alors comme acquises ne pourraient-elles être remises en cause ? En résumé, loin de construire un avenir durable, n’allons-nous pas les réduire à une parenthèse éphémère ?

Cette interrogation sur la pérennité du régime démocratique se retrouvait déjà sous la plume du politologue Raymond Aron dans son superbe Plaidoyer pour l’Europe décadente :  « Il fallait une étrange méconnaissance de l’histoire pour imaginer que les régimes que nous appelons démocratiques, fondés sur la concurrence entre les partis, le statut légal de l’opposition et la mise en cause permanente de la minorité de pouvoir, représentent ou bien l’aboutissement nécessaire ou bien le monde normal de gouvernement. ».

Face à ces menaces réelles sur la démocratie et l’économie de marché, un sursaut est plus que jamais nécessaire. Il appartient aux citoyens de se mobiliser pour que le crépuscule ne tourne pas la page sur cette période. Pour prolonger l’aurore de 1789 et soutenir activement nos valeurs : la Liberté, l’Egalité et la Fraternité, piliers de tous les régimes démocratiques.


1 Pour reprendre non sans une certaine ironie la formule de Jean-Paul Sartre à l’égard du communisme.

Sur ce thème, voir aussi L’hystérisation de la réponse : une menace pour la démocratie ? et The handmaid’s tale ou la chute de la démocratie.

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